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Peggy s’agenouille au bord du bassin. Elle est venue nourrir les requins dont elle a la charge. Le bassin occupe une crique assez large, propriété du groupe pharmaceutique qui lui paie un salaire de concierge. L’eau est peu profonde. La réserve forme un carré approximatif de 150 mètres de côté, une arène naturelle prise en tenaille par le massif corallien. C’est comme une piscine géante aux parois coupantes, rugueuses, constituées d’un amalgame de coquillages millénaires. Le fond est à 20 mètres, l’eau pure. Cette crique privée, interdite au public, est fermée par un filet immergé empêchant les squales de prendre le large. À cet endroit de la frontière, on a planté des concombres de mer dont les requins fuient les sécrétions. Cette précaution les oblige à rester loin du filet car, à la différence des dauphins, les requins supportent très mal l’emprisonnement. Ils deviennent fous à brève échéance, et tous ceux qu’on a voulu acclimater dans les seaquariums réservés aux touristes ont fini par s’automutiler en se jetant contre les parois des bassins.

Peggy est toujours prise d’un léger vertige lorsqu’elle doit se déplacer au bord de la « piscine » pour nourrir les bêtes. Son travail est simple, il consiste à veiller à l’approvisionnement des viviers contigus qu’elle fait remplir de poissons vivants par les pêcheurs de la côte. De temps à autre, elle ouvre la paroi mobile du vivier pour permettre aux poissons d’entrer dans le grand bassin. Les requins ont besoin de chasser pour se maintenir en forme, on ne peut se contenter de les nourrir de pièces de viande inerte. Sur le pourtour de la réserve on a planté des écriteaux jaunes portant la mention :

Bathing unsafe. Sharks swimming !

Une muraille de barbelés interdit aux touristes de s’approcher. Des systèmes de détection sophistiqués surveillent les abords des lieux. Si une personne non autorisée franchit la limite du périmètre, des sirènes se mettent à mugir et une alarme se déclenche dans la maison de Peggy. De l’extérieur, la réserve évoque davantage le repaire d’un savant fou qu’une enclave écologique.

La jeune femme est contrariée, tendue. Non à cause des squales, dont elle voit filer les silhouettes inquiétantes à travers les moirures de la surface, mais par ce que lui a raconté Brandon la veille au soir, à son retour des Glades.

Il était très excité, trop excité. Peg n’aime pas le voir dans cet état. Plus maintenant qu’elle a retrouvé un semblant de sérénité. Il lui a rapporté les propos de Burly Sawyer, le bonze des marécages. La légende de l’élixir de vitesse. D’abord elle n’y a pas cru.

— Burly est dingue, a-t-elle répliqué, tu le sais bien, il a vécu toute la guerre du Viêt-Nam en état second tellement il était défoncé. Même après sa démobilisation il n’est jamais tout à fait redescendu sur terre. Il frime pour t’impressionner…

Quand elle a vu le visage de Brandon se fermer, elle a compris qu’elle venait de faire une erreur. « Je me suis comportée comme une femme normale, a-t-elle pensé, et ce n’est pas ce qu’il attend de moi. Je dois être une complice, pas une maman raisonnable, sinon il aura vite fait de plier bagage. »

Depuis quelque temps, Brandon s’ennuie, elle le voit bien. Nager au milieu des requins ne l’amuse pas, la menace est trop aléatoire à son goût. On n’est jamais certain d’être attaqué… « C’est chiant », répète-t-il. Il a besoin de vivre dans l’extrême, de baigner en permanence dans l’adrénaline.

 

*

 

Brusquement, elle a la sensation d’être observée. Elle se redresse, regarde par-dessus son épaule. Il y a une TransAm noire arrêtée devant la grille de la réserve. Un type seul au volant, le coude à la portière. Il porte des lunettes noires, il regarde dans sa direction… comme s’il voulait qu’elle remarque sa présence. Il porte un veston de lin crème en matière tropicalisée (selon la terminologie en usage). Il a une peau ivoirine d’Asiatique. Bel homme, les pommettes très saillantes, le nez droit et fin, à la japonaise. S’il était acteur de Kabuki, il y tiendrait à coup sûr le rôle de wakashû-gata, c’est-à-dire de jeune premier.

Peggy se sent épinglée par son regard. Elle ne parvient pas à lui donner un âge précis. Entre 30 et 40 ans. Au moment où elle esquisse un geste, il démarre. La TransAm disparaît dans un nuage de poussière sèche et de coquillages écrasés. Elle reste décontenancée, un nœud d’inquiétude au creux du plexus. Hantée par la vision fugace de cet inconnu aux cheveux coupés ras. Les verres miroirs lui faisaient des yeux d’insecte.

Elle termine son travail, vérifie les bandes témoins des enregistreurs qui analysent le métabolisme des squales au moyen de capteurs fixés sur le corps des animaux. Aucun des monstres marins n’est malade, elle peut rentrer chez elle.

Elle branche le système d’alarme, verrouille toutes les portes blindées et quitte la réserve. Pendant qu’elle roule, elle se surprend à jeter de fréquents coups d’œil dans le rétroviseur de la Dodge. Personne ne la suit. Pas de TransAm noire, pas d’énigmatique Japonais.

Elle repense à la discussion orageuse qu’elle a eue avec Brandon au sujet du container mystérieux. Il va revenir à la charge, elle le sait. Il s’ennuie avec elle, leur période d’état de grâce sexuel touche à sa fin. Ils n’ont plus envie de se jeter l’un sur l’autre à tout bout de champ. C’est maintenant que l’avenir de leur relation va se jouer. Brandon n’est pas fait pour la tendresse… Il veut de la passion, du déchaînement. Il adore les scènes de ménage qui se terminent au lit, les réconciliations sur l’oreiller. On commence par se flanquer des gifles puis on se donne du plaisir à en perdre la tête. Un cérémonial que Peggy commence à trouver un peu trop mécanique. Elle se demande pourtant ce qu’elle fera s’il la quitte. Elle a peur de se retrouver seule, comme avant, face à des gens normaux qui la regardent bizarrement. Après ce qu’elle a vécu, elle n’a plus sa place parmi eux, elle se ferait l’effet d’une louve chez les caniches. Elle ne sait rien de Brandon, ou presque. Elle connaît le corps du jeune homme par cœur, elle serait capable de dire combien il a de grains de beauté sur le pénis, mais elle ignore tout de ses sentiments réels, de ses aspirations. Il n’a jamais voulu se livrer, c’est vrai, mais a-t-elle réellement cherché à creuser ? Ils se sont appliqués à vivre dans l’instant, sans jamais prendre le temps de s’interroger l’un l’autre ; aujourd’hui ils paient le prix de cette partie de cache-cache sentimental où l’histoire de peau primait sur le reste. On ne passe pas le restant de sa vie avec un homme uniquement parce qu’il a une belle bouche, non ? Peut-être aurait-il fallu essayer de construire autre chose… mais quoi ?

 

Absorbée dans ses pensées, elle a failli dépasser le bungalow. Elle se gare.

« Tu vas céder, pense-t-elle en verrouillant les portières. Tu n’as pas le choix. »

Baignade accompagnée
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